Suis-je Charlie ?

Au début, j’avais titré #jenesuispascharlie, je me suis ensuite ravisé (Trop provo, peut-être ? Risque d’être mal compris, plus certainement !). J’aurais aussi pu écrire #jesuisperplexe.
Comme tout le monde (ou presque), j’ai été surpris, choqué et attristé par cet attentat contre Charlie Hebdo. Comment ne pas être touché par le meurtre de sang-froid de personnes dont le seul crime était de dessiner des conneries humoristiques ? Je n’ai jusque-là quasiment pas réagi publiquement, histoire de laisser le temps à l’émotion et aux réactions épidermiques de passer.

Histoire aussi d’y voir un peu plus clair dans ma propre soupe de sentiments mêlés…

Ou presque, disais-je, car oui, il y a des gens qui sont ravis de ce qui vient de se passer. Les fachos, intégristes, nationalistes et extrémistes de tous poils sont aux anges. Qu’ils soient plutôt FN, Hamas, Likoud, Civitas, Daesh ou autre rassemblements « nous contre le reste de la planète », tous se retrouvent dans cette intolérance à l’autre, tous y voient une occasion rêvée de faire monter encore plus les murs de séparation, tous adorent ce climat de peur revancharde qui pointe ici où là, tous attisent le feu xénophobe et raciste.

Dans les heures qui ont suivi la fusillade, partout sur les réseaux sociaux et les médias, on a vu fleurir les témoignages de compassion et de soutien, en provenance du monde entier. Je n’ai pas participé à cette communion.
Dans cette culture de l’immédiat et de l’affect non filtré, l’explosion des réaction d’horreur et de soutien est réconfortante à voir, mais qu’en sera t’il dans 1 mois quand nous serons passés à autre chose, et dans 1 an quand cette affaire sera déjà de l’histoire ancienne ?

Réagir après coup et montrer combien nous somme choqués et solidaires, c’est bien. Faire en sorte que ça ne recommence pas ne serait pas mal, bien qu’utopique. Agir avant et prévenir aurait été beaucoup mieux !

Loin de moi toute idée de contrer cet élan que je comprends parfaitement, mais où étions-nous avant ?
Quand ces « résistants » portaient seuls ou presque ce flambeau de la Liberté aujourd’hui revendiqué en masse ?
Où étais-je en 2011 quand leur N° « spécial Mahomet » leur a valu l’incendie de leurs locaux ?
Et en 2006 lors de « l’affaire des caricatures » ?
Et toutes ces années durant lesquelles la survie financière de Charlie Hebdo était en jeu ?
Je les aimais bien, ces mecs impertinents qui brocardaient régulièrement tous les extrémistes et dogmatiques de tous bords. Souvent, leurs dessins me faisaient rire quand je tombais dessus.
Mais il a bien longtemps que j’ai cessé d’acheter leur canard, seul acte réel de soutien à leur travail.

Nous sommes dimanche et la manifestation locale de solidarité va avoir lieu dans  quelques minutes. Je voulais y aller, je n’irai pas. De quel droit irais-je clamer mon soutien à des gens que j’ai laissé crever parce que j’avais d’autres choses à faire ?

Et puis, il y a ce problème d’échelle de valeurs aussi. Pourquoi suis-je plus touché par le meurtre de ces humoristes que par les autres ? À ce jour, il y a eu 17 victimes en tout, mais seuls ces 6 morts me touchent réellement. Qu’ont-ils de plus que le concierge, le policier chargé de la sécurité de Charb ou les clients de la supérette ?
En quoi, ces 6 vies valaient-elles plus cher que les 3000 victimes du 11 septembre 2001 ?
Ces dessinateurs étaient-ils plus précieux que les journalistes anglo-saxons décapités auparavant ?
En quoi cet attentat est-il plus grave que ceux régulièrement perpétrés au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde ?
Parce que l’alternance attentats-représailles est quasi-quotidienne entre Palestine et Israël (ça dure depuis des décennies et c’est loin…) ?
Parce que, finalement, les américains l’avaient bien cherché avec leur attitude arrogante ?
Parce que la guerre interne que se livre le monde musulman ne me concerne pas (je suis européen et laïc, alors ce qui se passe en Syrie et en Irak, hein…) ?
Parce que ces journalistes décapités, je ne les connaissais même pas avant leur mort tragique ?
Parce que, pour la première fois depuis longtemps, ça c’est produit ici, chez nous, et que les victimes nous sont familières ? Je crois.
Évidemment que je réprouve, par principe, tous ces meurtres au nom de convictions qui me semblent plus nauséabondes les unes que les autres, évidemment… Les détenteurs de LA vérité m’ont toujours paru dangereux. Mais cette fois, il n’est plus juste question de principes, nous voici projetés dans l’horreur, celle-là même que nous regardions de loin, à la télé. Charlie Hebdo, c’est ici !

Alors oui, je suis perplexe. L’intolérance tue beaucoup de gens tous les jours de par le monde, et je n’y prêtais plus beaucoup d’attention. Mais là, c’est ici et maintenant que ça s’est produit. Et puis, ce sont justement des personnes hautement tolérantes et ouvertes qui ont été frappées, un comble.
Ai-je dit et fait tout ce qu’il fallait avant ?
Aurais-je pu faire plus et/ou mieux ?

Nous avons enfanté des monstres qui viennent aujourd’hui nous dévorer.
Cela fait quelques décennies que les état occidentaux jouent avec le feu en armant, formant et soutenant des milices diverses en fonction des besoins locaux du moment. De même que quelques pétro-états sèment le poison en finançant des écoles et groupe plus ou moins radicaux. L’islam devrait probablement revoir une partie de ses dogmes, peut-être, je ne connais pas assez le Coran pour en juger. Nous, occidentaux, devrions aussi probablement réfléchir à notre manière de traiter l’autre, car nous ne sommes pas exempts de reproches, non plus.

Plus j’écris et plus je réalise à quel point je suis dérangé par mes propres réactions, confusions et interrogations.
Jusque-là, j’avais une vision globale qui me paraissait cohérente et solide ; bref, je m’étais bâti de rassurantes certitudes. Et puis, je n’étais que spectateur, je voyais tout ça de loin, de l’extérieur. Mais depuis mercredi dernier, je ne sais plus, tout est confus, aléatoire, changeant… Je sais encore que je ne veux pas que les salopards extrémistes en profitent, que je reste laïc et respectueux des différentes religions tant qu’elles ne cherchent pas à s’imposer à autrui, que je suis toujours profondément de gauche et anti-raciste, et c’est à peu près tout ce dont je suis certain. Sacré ménage… Pour le reste, je vais lire, regarder, écouter, discuter et essayer de me refaire une opinion, parce que là, je suis un brin déboussolé.

Quand aux salopards qui ont fait ça, je regrette vivement qu’ils aient été tués. Beaucoup autour de moi déclaraient que « Ces mecs-là, il faudrait les flinguer directement, pas question de les mettre en prison et de les nourrir avec nos impôts » et se sont ensuite félicités de cette issue, mais justice et vengeance ne font pas bon ménage, à mon sens.
Les policiers et gendarmes ont fait un travail remarquable de recherche et d’intervention, chapeau. Mais j’aurais préféré qu’ils soient capturés, interrogés, jugés et condamnés, plutôt que transformés en martyrs.

Maigre consolation, je me dis que Cavanna a eu le nez fin de mourir l’an dernier, au moins il n’aura pas vu ça…